4. Les jeunes hommes incorporés de force

Par décret du 25 août 1942, le Gauleiter d'Alsace, Robert Wagner, a décrété l'incorporation de force de certaines classes d'âge dans l'armée allemande, la "Wehrmacht".

De nombreux hommes avaient passé leur service militaire dans l’armée française, combattu les nazis et subi la défaite. Pour empêcher les désertions, les Allemands ont instauré le "Sippenhaftgesetz", c'est-à-dire la "responsabilité collective", mesures de rétorsion prises contre ceux qui voulaient échapper à l’incorporation mais aussi contre les membres de la famille. Alors c'est à contre-cœur que les hommes ont revêtu l’uniforme allemand honni.

Plus de 130 000 Alsaciens et Lorrains et 10 000 Luxembourgeois ont ainsi incorporés de force.

A Plobsheim, de nombreux jeunes hommes ont été concernés et sont partis entre 1942 et 1944, sur ordre de l’Ortsgruppenleiter Frédéric Clauss qui établissait les listes successives : les plus jeunes nés en 1927, même en 1928, et les plus âgés nés en 1907. Ils sont partis sur le front par vagues successives. S'ils ne se présentaient pas, leur famille était déportée au camp de Schirmeck ou encore envoyée en Allemagne comme travailleurs forcés.

Et ceux qui n'avaient pas encore 18 ans devaient participer au service de travail obligatoire, le "Reichsarbeitdienst", à l'âge de 17ans. Il s'agissait en fait d'une préparation militaire avant d'intégrer la Wehrmacht.

Les incorporés de force qui ont eu la chance de revenir se sont très souvent enfermés par la suite dans le silence lié à leur traumatisme. 
A Plobsheim, nous avons réussi à recueillir le témoignage de deux d'entre eux : Adolphe Baerst et Frédéric Goetz. 

 

Témoignage d'Adolphe Baerst, premier incorporé de force de Plobsheim en 1942


Le 10 octobre 1942, Adolphe Baerst, 20 ans, a été le premier incorporé de force de Plobsheim. Avec ses camarades, il a rejoint la caserne de Strasbourg. Pour montrer leur opposition, certains chantaient la Marseillaise, d’autres ont tiré le frein d’arrêt d’urgence en traversant le Rhin en train à Roeschwoog. Arrivé à Augsbourg, puis à Ingolstadt sur le Danube, il a reçu une formation militaire pendant deux semaines. Son régiment était formé à moitié d’Alsaciens et moitié de vétérans bavarois de dix ans plus âgés qu’eux.

Envoyé comme presque tous les incorporés de force sur le front de l’Est, il est arrivé à Kiev le 2 novembre 1942, après dix jours de voyage, car d’autres trains étaient prioritaires. Il a été logé dans une immense usine d’armements qui fabriquait des chars d’assaut. Là, il a reçu un approfondissement de sa formation de soldat durant six semaines.

 

Ensuite il a fait partie des cavaliers chargés de la chasse des partisans, c'est-à-dire des résistants communistes soviétiques. Les officiers allemands très nerveux face à ces adversaires jugés déloyaux et rusés, prenaient six otages dans les villages. Au cas où il arrivait quelque chose aux soldats allemands, ces otages étaient exécutés !

L'unité d'Adolphe Baerst était commandée par un officier prussien fanatique, borgne, avec un bras blessé et qui aurait dû être démobilisé. Il était particulièrement virulent et détestait les Bavarois. Ces troupes de cavaliers anti-partisans devaient sécuriser les voies de communications essentielles pour le ravitaillement de la Wehrmacht et éliminer toute velléité de résistance.

Ils ont avancé sur route et par rail jusqu’à Charkow, en passant par les terribles marécages du Pripet. Au printemps, le dégel rendait cette région très dangereuse. Celui qui quittait la route pouvait mourir noyé. Adolphe se souvenait avoir lu sur un panneau : Heimat : 2000 km, Front : 1000 km ! 

Ces soldats étaient dépenaillés et semaient la terreur. Pourtant un jour où ils devaient loger les chevaux dans une église orthodoxe désaffectée, les soldats bavarois très catholiques ont respecté le sacré du lieu, en silence, sans juron aucun.

Adolphe Baerst en 1943 :

En avril 1943, Adolphe Baerst est retourné à Kiev. De là, son régiment mettra un mois à rejoindre Ingoldstadt en Allemagne. Le train était souvent bloqué car les Allemands envoyaient des moissonneuses et d'autres machines agricoles pour les récoltes en URSS. Adolphe Baerst avait peur à ce moemnt-là de retourner sur le front russe ou d’être envoyé en Yougoslavie.

A force de manger du pain gelé dans des températures froides (jusqu'à -37°), il avait des problèmes de dentition. Un Slovaque, engagé luis aussi dans l’armée allemande, lui avait déjà extrait une dent infectée avec les moyens du bord. Quand Adolphe Baerst a été rappelé par l'armée allemande pour repartir sur le front, il a trouvé le prétexte de soins dentaires. Ensuite, grâce à la complicité d’un dentiste d’Ingolstadt qui lui a arraché 7 dents, il a réussi à faire traîner son traitement pendant un an avant de partir avec la dernière compagnie vers l’Italie.

Adolphe Baerst en 1944 :

En avril 1944, il a été envoyé en Italie. Les Alliés y avaient débarqué, l’Italie ayant rejoint le camp allié à ce moment-là. La plupart des troupes italiennes avaient été désarmées ou froidement exécutées par les Allemands auparavant. Si les Allemands disposaient de troupes moins nombreuses que les Alliés, celles-ci étaient solidement retranchées sur un dispositif de défense sur toute la largeur de la péninsule. Le sommet des Apennins était un véritable rempart. Dans les montagnes des Abruzzes, la ligne Gustav empêcaite les Alliés de marcher sur Rome. La clef du dispositif qui ouvrait cette ligne était le monastère de Mont Cassin à 435 m d’altitude, à mi- chemin entre Naples et Rome. Cette hauteur surplombe la ville de Cassino ainsi que la route nationale et domine les vallées du Rapido et du Liri.

Du 4 janvier au 19 mai 1944 s’y sont affrontés 300 000 Alliés rejoints par le Corps Expéditionnaire Français du général Juin et 100 000 Allemands. Dans la compagnie d'Adolphe Baerst, ils étaient dix incorporés de force et beaucoup de jeunes soldats allemands d’à peine seize ans. Les Américains en prenaient de temps en temps un et le renvoyaient aux Allemands avec une pancarte au cou sur laquelle ils avaient écrit : « Nous ne nous battons pas contre des écoliers ! » Le jeune lieutenant allemand de 20 ans encore étudiant qui commandait le groupe d'Adolphe, n’avait aucune expérience des combats et demandait l’avis aux plus âgés.

Après quatre attaques, le monastère de Mont Cassin est tombé entre les mains des Alliés, grâce aux Polonais engagés avec les Britanniques et grâce au succès de la manœuvre française de débordement du sud de Cassino : la bataille de Garigliano en mai 1944. Les combats avaient fait rage. Adolphe Baerst a eu la vie sauve car il s’était caché derrière les roues d’un tank, ses camarades étant morts, brûlés ou blessés. Le feld-maréchal Kesserling a abandonné à ce moment-là Cassino. Les Alliés ont perdu 115 000 hommes et les Allemands 60 000.

Adolphe Baerst a été fait prisonnier par les Américains. Il ne comprenait pas un mot d’anglais, il était au bout du rouleau mais heureux d’être vivant.
Dans son camp, il a rencontré un officier canadien qui lui a offert de l’eau. Cet officier lui a affirmé être un Juif Berlinois réfugié au Canada et il lui a expliqué que la compagnie 12 du Régiment allemand 212 à laquelle avait fait partie Adolphe avait été sous contrôle du bataillon d’élite de parachutistes de Hermann Goering, de terrible réputation.

Les 39 000 prisonniers allemands n’avaient rien à manger, ils dormaient sous des tentes, mais quand il pleuvait, tout était mouillé.

Le 6 juin 1944, le jour du débarquement en Normandie, le général Juin a libéré les incorporés de force. Ils ont reçu un uniforme américain avec un petit drapeau français cousu sur une poche de la chemise et emmenés par bateau à Naples. Adolphe Baerst y est resté jusqu’au 12 avril 1945, s’occupant d’intendance, de surveillance, de la distribution du courrier. Il a même été affecté à la Garde d’honneur ! Avec des camarades, il visite Rome qui a été libérée le 4 juin 1944.

Ensuite il a été réintégré pour son dernier mois de guerre dans l’armée française, à Marseille, toujours sous uniforme américain, car on manque de tout. C’est là qu’il a appris la mort du président américain Franklin Delano Roosevelt et la capitulation allemande du 8 mai 1945 avant de rentrer enfin chez lui.

La famille Baerst a beaucoup souffert de l'incorporation de force : les trois fils ont été obligés de partir sur le front de l’Est et l’un des trois, Édouard, n'en est jamais revenu. Il a été porté disparu en Lituanie.

Qaunt à Adolphe, après être parti  sur le front russe  pour lutter contre les partisans, puis en Italie pour tenter d’empêcher les Alliés de marcher sur Rome sous uniforme allemand, il a endossé l'uniforme américain pour finir la guerre incorporé dans l’armée française !

Par la suite, il fera de nombreux voyages avec son épouse en Italie, tant cette période de la guerre et ce pays auront marqué sa vie. Il est décédé le 21 décembre 2008 à l'âge de 86 ans.

Témoignage de Frédéric Goetz incorporé de force en 1943

Né le 28 mai 1925, il a été le plus jeune Plobsheimois à partir pour le Reichsarbeitsdienst (RAD), le service du travail allemand, en février 1943. Il n’avait même pas 18 ans. En mai, il a été incorporé à l'armée allemande.

On le voit ci-contre sur une photo prise la veille de son départ pour l’incorporation de force dans la Wehrmacht, le 12 mai 1943, derrière « le Bœuf », rue des Juifs avec des camarades. Avec cette photo, ces jeunes ont risqué la prison s’ils étaient vus par des nazis.

Frédéric a rejoint la formation d’infanterie de Itzehöe dans le Schleswig Holstein le 21 mai. Puis il a fait ses trois mois de classe comme garde côte sur l’île de Fanöe au Danemark. En août 1943, il a ensuite été envoyé en Ukraine contre les partisans soviétiques. Là, il a frôlé la mort de près pour la première fois. Son voisin a été tué et lui il a senti le souffle de la balle à la hauteur de son visage.

En décembre 1943, il est rentré en permission à Plobsheim pour deux semaines mais il a attrapé une jaunisse. Il a alors été hospitalisé au lazaret de l’école Lucie Berger à Strasbourg.

Frédéric Goetz en 1944-1945

En août 1944, il a fait la campagne d’Italie où il a été blessé au bras et à l’omoplate gauche. Il a été évacué dans un hôpital de Bad Gastein en Autriche où il est resté deux mois.

Le 19 novembre 1944, Frédéric Goetz a bénéficié d'une permission. A plusieurs reprises en cours de route, en particulier à Munich et à Stuttgart, des avis étaient diffusés par haut-parleurs annonçant que toutes les permissions étaient supprimées et que les bénéficiaires de congés devaient immédiatement se présenter à la "Feldgendarmerie". Mais Frédéric Goetz n’avait qu’une hâte, c’est de rentrer chez lui. Il a poursuvi sa route et a réussi à incorporer un détachement de soldats allemands du "Volkssturm" qui allait vers Strasbourg. Il a passé le Rhin à Kehl avec un des derniers trains qui amenait des renforts allemands à Strasbourg, le 22 novembre à 23 heures. Drôle d’ambiance !

Le lendemain, 23 novembre 1944, Strasbourg a été libéré par les troupes de la deuxième Division Blindée du Général Leclerc.
Frédéric est enfin arrivé à Plobsheim et s’est caché dans sa famille. Personne, en dehors de ses parents, n’était au courant de sa présence. Les Allemands sont restés à Plobsheim jusqu’au matin du 28 novembre 1944, ce qui veut dire qu'au moment de la libération du village, il n'y avait plus de soldats allemands présents sauf un, caché : lui, Frédéric Goetz !

Vers la mi-décembre 1944, il s'est présenté au Centre de démobilisation de Strasbourg.
Et en 1960, il a reçu la reconnaissance de la qualité d’incorporé de force dans l’Armée allemande. pour la période du 21mai 1943 au 22 novembre 1944.

Le 16 février 1945, guéri de ses blessures et par goût de l’aventure, il s’est engagé comme soldat de 2e classe dans le premier bataillon de chasseurs à pied (BCP). Comme il n’avait rien d’autre que son uniforme allemand, sa sœur le lui a teint en brun avant son départ à la caserne de Mulhouse.

Ensuite il a participé à la campagne de France avec le 31e BCP. Il s'est battu au Rohrschollen au sud de Strasbourg. Puis il a traversé le Rhin à Speyer et s'est battu en Forêt Noire. Lors de la capitulation allemande, le 8 mai 1945, il était à Uberlingen.

Après la guerre, il restera encore de longues années dans l'armée française.

L'intégralité de son témoignage est à lire ici.

Sur la base de deux articles parus dans les Giessen Infos n°12 et n°17, rédigés par Michèle Barthelmebs et Charles Lutz. 
Avec les précieux témoignages d'Adolphe Baerst et de Frédéric Goetz. Nos remerciements à tous les quatre. 

 

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