Vélines le 16. 3. 1940
Chers voisins,
Je trouve enfin le temps pour répondre à votre dernière lettre.
J’ai reçu votre courrier avec joie et en bonne santé et j’espère qu’il en sera de même pour vous quand vous recevrez cette lettre.
Vous devez avoir souvent pensé que nous ne donnons plus de nouvelles. Mais vous savez comment c’est : dans huit jours, c’est déjà Pâques. Cela fait presque sept mois que nous avons quitté notre foyer. Et les mois passent et la situation est toujours la même. Mais je crois que cela ne peut plus continuer ainsi longtemps. Bientôt l’heure va arriver où nous pourrons à nouveau revenir dans notre belle Alsace.
Comme vous nous l’écrivez, Charles a aussi été enrôlé (1). Ici quelques-uns sont également partis : Fried Bumber, Eisler Alfred, Bapst Edouard, le Dsching et le Sparen Dicker, et d’autres encore. Eisler Alfred devrait être à présent au lazaret. Nous avons également appris que Théophile a dû partir. C'est dur pour nous.
Je dois aussi vous annoncer que notre mère est morte à l’hôpital il y a quatre semaines à l’âge de 82 ans (2) Elle a beaucoup souffert jusqu’à la fin. A présent elle est délivrée des douleurs et elle repose en paix. Le jeune Muthig Georges est décédé aussi, comme vous devez le savoir, de même que Schott Marie et le sabotier Jacques. Tous reposent ici en terre étrangère. Et combien suivront si nous restons encore ici ! Mais ceux-là sont soulagés.
Nous avons à présent du beau temps. Mais qu’importe !
Nous pouvons déjà biner les pommes de terre de notre potager. Je travaille presque tous les jours dans les vignes, à faire des fagots de sarments chez un viticulteur (3). Avec quel plaisir ? Nous avons senti aussi ici les rigueurs de l’hiver, même si nous avons du bois et du charbon. Et dire que chez nous il y en avait si peu dans nos demeures ! On ne doit pas y songer.
J’ai aussi entendu qu’on a retrouvé Gasser André dans le canal près de la Chapelle. Comment est ce arrivé? (4) Et aussi que le blé n'a même pas encore été battu, quelle misère !
Nous n’avons pas encore touché le moindre sou pour les chevaux que nous avions livré en septembre. N’est-ce pas une honte quand on est réfugié ? Nous n’avons touché que 100 francs pour le tabac, c’est tout. C’est la pure vérité. C’est ainsi que nous sommes traités alors que ceux qui sont restés dans le village, peuvent continuer à gérer. Mais c’est ainsi !
En Finlande la guerre contre la Russie est à présent terminée (5). Quand est ce que ça va arriver chez nous ? Peut-être le 23 avril ? (6) Le plus tôt serait le mieux !
Emilie est encore à Bordeaux (7). Elle s’y plait beaucoup, elle a une bonne place chez deux personnes seules. Chaque samedi et dimanche, elle part avec ses patrons en bord de mer. Ils ont là-bas deux villas. Elle reviendra chez nous à Pâques. Jean était en vacances et nous a rendu visite. Mais cela fait déjà trois semaines et il nous a écrit hier. Cela nous a fait plaisir. Il est à Forbach.
J’ai également lu dans le journal agricole que deux wagons de pommes de terre ont été envoyés pour les Plobsheimois mais ils ne sont jamais arrivés. Juste de quoi écrire dans les journaux ! Nous en aurions bien besoin maintenant car le quintal coûte aujourd'hui 80 francs et peut-être 100 francs demain.
Landmann Charles a aussi reçu un courrier pour le conseil de révision.
Droschtel Eugen est mort à Lyon. Il travaillait là pour Olida (8). C’est dur pour son épouse.
Nous avons reçu des coupons pour des vêtements. Ceux âgés de plus de 13 ans reçoivent 300 fr. Les enfants ont 200 fr. Les femmes dont les maris sont au front reçoivent 50 fr en plus.
Sinon je ne vois plus quoi ajouter et je termine cette lettre en vous saluant chaleureusement.
Votre voisin de Plobsheim,
famille Jean Kapp