5. Les jeunes femmes incorporées de force

En préalable

Un documentaire de Nina Barbier -2022-

La conférence de Nina Barbier à la bibliothèque de Plobsheim en novembre 2023 nous a ouvert les yeux sur le fait qu’il y avait, en parallèle des jeunes hommes incorporés de force, des jeunes femmes qui elles aussi ont été obligées de partir en Allemagne. Et qu'il y en a eu à Plobsheim !

La fille de l’une d’entre elles témoigne ce jour-là. A partir de ce moment-là, nous voilà lancés à la recherche d’autres Malgré Elles dans le village. Cette longue enquête historique nous a permis d'identifier 15 Plobsheimoises, avec photos, documents, lettres et témoignages de leur famille. Ces jeunes femmes ont peu témoigné du temps de leur vivant. Ces souvenirs ont très souvent été gardés secrets par leur propriétaire et redécouverts par leurs proches seulement après leur décès.

Avant de découvrir leur histoire, nous vous invitons à vous plonger d'abord dans le contexte de l'époque décrit ci-dessous. 

 Les portraits et parcours des jeunes Malgré-Elles de Plobsheim sont présentés ici.

Le "Reichsarbeitsdienst" ou RAD : le service du travail du Reich

Le Service du travail du Reich, en allemand «Reichsarbeitsdienst » ou RAD, est créé pour les jeunes Allemands en 1934 de 17 et 18 ans afin de diminuer le nombre de chômeurs et d'endoctriner la jeunesse malléable. Cet embrigadement vise à façonner des hommes et des femmes prêts à tous les sacrifices pour faire triompher le national-socialisme. Le RAD dure 6 mois. Il débute par une instruction de 2 semaines : formation paramilitaire et idéologique, qui se termine par une prestation de serment promettant fidélité au drapeau et au Führer. Cette jeunesse va être exploitée aussi en tant que main d’œuvre bon marché, particulièrement pendant la guerre.

Après la déclaration de guerre en 1939, le RAD va concerner davantage les jeunes femmes puisque les jeunes hommes vont être incorporés dans l'armée allemande, « die Wehrmacht », et ce, de plus en plus jeunes.

Vont être concernées par le RAD, en plus des jeunes femmes allemandes : les Autrichiennes, les Luxembourgeoises, et à partir de 1941, les Alsaciennes et Mosellanes âgées de 17 et 18 ans sur la base du volontariat. Peu de jeunes vont se présenter volontairement en Alsace et en Moselle. 

En Alsace, on franchit une étape le 25 août 1942 avec le décret du Gauleiter Wagner qui rend le RAD obligatoire, ainsi que l'incorporation de force dans la Wehrmacht pour les jeunes hommes. 

Extrait du livre de Marlène Anstett :
"Elles ne sont ni allemandes de naissance, ni allemandes de cœur. Il s'agit de comprendre la posture difficile d'une « Allemande » issue d'un territoire annexé par Hitler et enrôlée, malgré elle, dans les organisations nazies. Aux yeux des nationaux-socialistes, elles sont « allemandes par le peuple » et sont traitées avec mépris de « Franzosenkopf » ou têtes de français."

La convocation

Dès 1942 jusqu'en été 1944, les jeunes femmes des classes 1923 à 1926 (et même quelques-unes de 1927) sont mobilisées. La convocation tant redoutée a été, pour toutes les familles, un moment particulièrement pénible. 

A Plobsheim, c'est « l'Ortsgruppenleiter » qui a établi les listes, le maire de l'époque, Michel Goetz, ayant été démis de ses fonctions par les Allemands pour être remplacé par Frédéric Clauss, Plobsheimois devenu nazi.

Sont exemptées les personnes handicapées, les filles d'agriculteurs, les femmes mariées et enceintes, celles qui sont en apprentissage, les religieuses, les soutiens de famille. Ainsi certaines jeunes femmes vont se marier rapidement pour ne pas avoir à partir.

Pour celles qui ne se présentent pas, les gendarmes viennent les chercher à domicile et elles sont soumises au « Sippenhaftgesetz » : c'est une loi de responsabilité collective qui concerne aussi la famille qui peut être déportée dans un camp de travail en Allemagne. Les jeunes filles les plus récalcitrantes sont envoyées au camp de Schirmeck pour y être « rééduquées ».

Le conseil de révision et le départ

Lors du conseil de révision, «die Musterung », les filles sont obligées de se dénuder puis de défiler devant des médecins et officiers allemands qui ne se privent pas de regards insistants et de remarques vexatoires.

Et peu de temps après, les jeunes filles se voient notifier par courrier la date de leur départ et elles sont convoquées à la gare la plus proche de leur domicile.

A la gare, des « Führerinnen » allemandes les prennent en charge et leur annoncent leur destination. L'ambiance est lourde. Ces jeunes filles quittent très souvent pour la première fois le cocon familial. A dix-sept ans, elles partent vers l'inconnu et seront dispersées sur tout le territoire du Reich.

En Alsace, des camps de RAD sont mis en place dès 1940, dont quinze destinés aux jeunes filles. Mais ils sont réservés aux jeunes Allemandes qui doivent « regermaniser » la population locale.

Les Alsaciennes sont envoyées en « vieille Allemagne » pour immersion et donc un endoctrinement jugé plus efficace.

L'arrivée au camp

A leur descente du train, les filles sont attendues par un véhicule (camionnette, carriole, charrette de paysan). Le cas échéant, elles rejoignent le camp à pied.

Les camps de baraques se situent à l'entrée d'un village, d'autres plus isolés à la lisière d'une forêt. Plus rarement des demeures sont réquisitionnées dans le village et aménagées en lieu de vie.

Les camps, entourés d'une barrière, comportent généralement trois baraques disposées en U autour de la cour d'appel au centre de laquelle se dresse le drapeau nazi. Ces baraques en bois, préfabriquées, comportent toutes l'eau, l'assainissement et l'électricité.

Les jeunes filles sont prises en charge par de jeunes Allemandes responsables qui les affectent à une baraque où on leur attribue un lit et une armoire dans des chambrées de onze, placée sous la responsabilité d'une ainée (Kameradschaftsälteste). Chaque baraque est équipée d’une cuisine, d’une buanderie, de sanitaires et d’un réfectoire. Les Alsaciennes sont généralement une, rarement deux par chambrée, et au maximum trois par camp.

Emilie Bapst à Forschheim, et Christine Schwentzel à Dornstetten étaient logées, elles, dans d’immenses bâtisses en dur, réquisitionnées par les autorités allemandes.

 

Les tenues

Un trousseau est distribué à chaque nouvelle arrivante avec :

- La tenue de sortie : un uniforme brun composé d'un manteau, d'un tailleur, de deux blouses blanches, l'une à manches longues, l'autre courtes, d'un chapeau assorti et d'un sac en bandoulière marron.
- Pour le travail : deux robes en grosse toile bleue, un tablier blanc, un foulard rouge.
- Deux paires de chaussures de travail cloutées, une paire de chaussures basses à lacets, des chaussons de sport et des sabots à semelle de bois.
- Du linge de corps, deux pyjamas.
Ces vêtements ne sont pas neufs. Les jeunes filles doivent se changer dès leur arrivée et les vêtements civils sont renvoyés à leur famille dans certains camps. 

Les 15 premiers jours au camp

Pendant quinze jours, les nouvelles arrivées sont exclusivement cantonnées à l'intérieur du camp. Aucune sortie n'est autorisée. Ordre, discipline et obéissance absolue caractérisent cette période d'instruction. La formation est essentiellement consacrée à des tâches ménagères et à l'endoctrinement.

Elles apprennent à entretenir leur chambre et leurs effets personnels, à faire la cuisine, la lessive, la couture, le jardinage. L'entretien du camp dans son intégralité est effectué par les jeunes femmes. La journée est ponctuée de contrôles pour leur faire entretenir les affaires du Reich et les maintenir en état d'alerte. Contrôle des brosses à dents, chaussures, ou encore leur escabeau, bassine ou vélo. Quand elles subissent des remontrances, elles sont affectées à des tâches ingrates (corvée de latrines ou de fumier) avec interdiction de sortie de camp ou pire encore : la retenue du courrier de la maison.

Deux heures par jour sont consacrées à l'instruction politique, à la géographie du Reich, avec des indications sur les avancées de l'armée allemande. Le discours est illustré par des commentaires issus d'ouvrages comme « Mein Kampf ».

La culture physique occupe une grande place pour mobiliser tous les muscles, prendre conscience de son corps et être performante dans le groupe. Elle vise à montrer la « supériorité de la race germanique » revendiquée par le national socialisme.

Les activités récréatives qui peuvent évoquer une colonie de vacances ne perdent jamais l'objectif de vue. Ainsi le théâtre, le chant, la musique ou encore les danses folkloriques sont censés leur faire oublier leur patrie et leur inculquer les traditions et la culture germanique. Lors des journées « portes ouvertes » elles se donnent en spectacle et divertissent les villageois du secteur. Cela permet de leur faire partager par l'émotion, les mêmes valeurs patriotiques nationales-socialistes.

Voici un témoignage de Malgré-Elle :

6h : Réveil
6h15 : gymnastique à l'extérieur
6h45 : douche froide
7h : Lit fait au carré sinon toutes les affaires valsent
7h15 : petit-déjeuner : malt, deux morceaux de pain, confiture. Puis chant et salut au drapeau
8h : initiation au travail du camp : brigades pour la cuisine, buanderie, repassage, nettoyage des chambres.
12h : déjeuner comprenant en général un plat unique

13h: leçon d'histoire afin d'inculquer la théorie et l'idéologie nazies
14h : travaux manuels
15h : leçon de chant
16h : discussions diverses, recommandations pour bien faire son travail chez des particuliers
17h : écoute des dernières nouvelles à la radio puis le commentaire
18h : dîner : soupe, un peu de charcuterie, pommes de terre ou un plat sucré : semoule et compote de pommes
19h : encore de la politique, lecture faite par une cheftaine
20h : salut au drapeau
21h : extinction des feux

Le serment de fidélité au Führer et le salut au drapeau

Le serment intervient à la fin de la formation, sauf rare exception, et conditionne généralement la sortie du camp et la mise au travail. Pour cette occasion, les jeunes femmes doivent porter l'uniforme de gala et la broche du RAD : c'est une broche décorée d'un double épi autour d'une croix gammée, seul bijou autorisé et obligatoire, agrafé sous le cou.

Chaque recrue doit prêter serment au Führer par ces mots : « Je jure de garder une fidélité inébranlable au Führer du Reich et du peuple allemand. Je lui jure une obéissance absolue, à lui et aux chefs nommés par lui. Je jure de remplir consciencieusement mes devoirs de service et d'être une bonne camarade pour tous les membres du Service du travail d'Etat. »

Ce serment est arraché en parfaite violation du paragraphe 45 de la Convention de La Haye du 29 juillet 1899, sur les lois et coutumes de la guerre stipulant : « Il est interdit de contraindre la population d'un territoire occupé à prêter serment à la Puissance ennemie. »

La mise au travail

Après la cérémonie du serment, les jeunes femmes sont affectées à un poste de travail dans le secteur et vont pouvoir sortir du camp. Les affectations sont variées. Si la majorité des jeunes femmes sont employées dans des fermes, d'autres deviennent bonnes d'enfants chez des notables allemands pour, théoriquement, 20 à 25 Pfennigs par jour (le prix du timbre postal étant de 10 Pfennigs en Allemagne en 1943). Elles partent du camp en moyenne de 8h à 16h. Marguerite Vetter a été bien traitée par le maire du village qui n’adhérait pas aux idées nazies.

On retrouve également les « Maiden » dans les hôpitaux, les cuisines, ou encore dans des travaux d'intérêt général. Ainsi elles sont réquisitionnées pour l'aménagement de voiries, le déneigement des routes, le creusement de tranchées pour les canalisations d'eau ou antichars. Ou encore le ramassage des victimes dans les villes après un bombardement.

Pour accélérer leur rendement, les nazis expérimentent sur elles les débuts de la contraception, ce qui n’est pas sans risque. Certaines prennent du poids malgré une nourriture frugale. D’autres ne pourront pas avoir d’enfant par la suite.

L'Arbeitsdienst poursuit non seulement un but économique, en mettant de la main d'oeuvre gratuite au service du Reich mais aussi militaire, en préparant les jeunes filles à leur futur engagement dans la guerre, dans le cadre du KHD.

Le KHD : Kriegshilfsdienst – Service auxiliaire de guerre

A partir de 1942, aux six mois de RAD succèdent 6 mois de « Kriegshilfdienst », ou KHD, service d'auxiliaire de guerre en français. La durée totale d'incorporation des femmes est donc de douze mois. En 1944, la durée du service des femmes, RAD + KHD, passe de douze à quatorze mois car les pertes sont importantes sur le front russe.

Les femmes sont partout où manquent des hommes et mènent une vie de militaire sous les bombardements et les attaques aériennes: les nuits sont courtes, la nourriture insuffisante et le travail harassant : jusqu’à 10h par jour, 60 heures par semaine. Certaines se retrouvent dans des hôpitaux ou encore dans les transports publics, chemins de fer et les tramways : le travail consistait essentiellement à vendre les tickets, plus rarement à conduire le tramway. Ce travail était moins pénible physiquement mais les bombardements intensifs des villes allemandes et l'ordre de ne jamais quitter son poste de travail rendaient la mission périlleuse.

Les besoins de la guerre se faisant pressants à l'automne 1942, 60 % d’entre elles sont employées dans des usines d'armement, de munitions, de produits chimiques. Certaines se retrouvent dans la défense antiaérienne, et à partir de 1943, dans la Marine et la Luftwaffe.

Sous commandement militaire, les jeunes filles sont en uniforme et sont soumises au même régime que les hommes. Elles portent une plaque d'identité, un grade, et possèdent un Soldbuch. Elles touchent une solde qui varie en fonction de l'affectation : de 0,20 Pfennigs à 1 Mark par jour, inférieur au salaire des civils ou des STO Français.

Les usines étant classées « secret défense », l'interdiction de divulguer son lieu de travail explique le manque d'images témoins de cette période.

Dans les usines, elles sont entourées de dizaines de milliers de travailleurs étrangers, prisonniers de guerre ou capturés dans leurs pays, déportés et asservis, comme elles, à l'ennemi. On estime à plus de 6 millions de travailleurs étrangers en cette période en Allemagne. Toutes ces personnes doivent être nourries et logées. Ces travailleurs souffrent de la faim, du froid, des maladies et des mauvais traitements. Classés selon une hiérarchie de valeurs nazies, les travailleurs forcés des pays de l'Est sont encore plus mal traités que ceux de l'Ouest. Les Alsaciennes, malgré l'interdiction de leur parler, arrivent quelquefois à faire comprendre par des mimiques et des gestes, qu'elles non plus ne sont pas Allemandes.

D'autres se retrouvent comme auxiliaires dans la Kriegsmarine ou encore dans la Luftwaffe pour servir dans la FLK entre 1943 et 1944. Elles apprennent à manipuler des projecteurs et des appareils acoustiques afin de repérer les avions des Alliés qui viennent bombarder les villes allemandes durant la nuit, de manière à ce que les canons de la FLAK puissent les abattre (l'artillerie antiaérienne). En cas d'alerte, elles doivent se précipiter à l'extérieur pour prendre position à leur appareil et en cas d'attaque, elles se jettent dans un trou, leur trou personnel (Ein-Mann-Loch) creusé dans le sol pour se protéger des bombes.

L'éloignement familial, le travail physique, le manque de sommeil à cause des bombardements nocturnes, la nourriture insuffisante et de mauvaise qualité, rendent particulièrement pénibles leurs conditions de vie.

Le seul jour de repos est le dimanche. A cette occasion, elles sont nombreuses à parcourir des kilomètres à pied pour se rendre à la messe.

L'amitié et la camaraderie entre les filles adoucissent quelque peu ces moments difficiles.

Sur les 15 000 Malgré-Elles Alsaciennes et Mosellanes, environ 1000 sont décédées, en général dans les bombardements.